Colloque Régional des Soins palliatifs : « Soins palliatifs : Droit des malades et Fin de vie »
Corum de Montpellier le 1 Juin 2007 –
Josyane Chevallier m’a demandé d’intervenir au cours de cette journée en tant que psychanalyste clinicienne. J’y entends ainsi la convocation à parler à partir de mon expérience de la psychanalyse et de ma pratique. Mais que puis-je dire pour faire avancer la question qui nous occupe aujourd’hui ? Je ne peux croire que la psychanalyse soit une sagesse des temps nouveaux ayant son mot à dire sur toute question touchant à l’humain. Je ne prétendrais donc pas que la psychanalyse puisse se prononcer sur la conduite d’une vie, ses choix, sur le bien, sur le mal, sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire, si une loi est bonne ou pas bonne. Alors de quelle manière l’expérience de la psychanalyse peut-elle compter pour nous aujourd’hui et ici ?
Vous l’aurez donc compris, mon propos s’inscrit dans le champ de la psychanalyse, dans sa particularité, la spécificité de son expérience et de ses concepts théoriques. Quelle compréhension de l’homme, de son devenir, du sens de sa vie, de sa mort a donc construit en moi cette expérience de la parole ? Parce que face au devenir d’un autre c’est à un retour à ses propres présupposés anthropologiques qu’il s’agit de consentir. D’où parlons-nous ? De quel fondement ? Il ne s’agit pas là d’un débat d’idées mais de ce qui nous fonde à l’intime et nous conduit trop souvent à notre insu. C’est ce que je vais essayer de poser en mon nom dans la première partie de mon exposé.
L’expérience de la psychanalyse s’inaugure toujours par une analyse personnelle qui m’a appris que le sens d’une existence et de ses choix vient plus encore d’une ouverture aux questions que de réponses rassurantes et saturantes, car s’ouvrir ou se laisser altérer par des questions permet l’émergence en soi d’une parole personnelle. Et c’est à l’épreuve de l’écoute d’un autre, le psychanalyste, que se constitue pour certains ce « je » qui décide et agit en son nom. La psychanalyse est analyse de la psyché, non pas appareil psychique comme cela a été improprement traduit dans l’œuvre de Freud, mais âme, et il est dommage que ce mot ait perdu de sa force pour nous aujourd’hui ; j’appelle âme cet espace psychique intérieur, que la psychanalyse travaille à ré ouvrir, un espace qui fait corps, qui a du poids, un espace psychique trop souvent méconnu, dénié ou nié, lieu pourtant où s’enracine le sujet, sa capacité à faire des choix, à poser des actes de liberté et à les assumer jusque parfois au cœur de la solitude. Ce lieu ne peut se constituer que dans la rencontre, devant un autre qui vous écoute du lieu même de sa différence. Pas de sujet sans autre, telle est ma compréhension de l’humain. Car notre commune humanité ne nous réduit pas pour autant à du pareil, à du « comme », mais elle nous ouvre à la rencontre dans nos différences. Le savoir qu’a construit en moi l’expérience de la psychanalyse est que parler et écouter engage dans l’acte d’une présence à l’autre, une présence qui selon sa qualité et sa disponibilité peut avoir des effets de vérité et de vie ou de déréliction. Là est notre responsabilité de professionnels. Mais pas de sujet sans autre pour l’écouter et le reconnaître dans ce qu’il a à dire de lui-même. Voilà mon anthropologie. Une anthropologie du sujet qui n’adhère pas à l’individualisme moderne, que je situerai du côté du « moi tout seul ». Il ne peut y avoir de reconnaissance de quelqu’un dans la singularité de ce qu’il éprouve, sans prendre le temps de l’écoute, le temps d’une parole qui répond de ce qu’elle entend. Ecouter ne peut se réduire à comprendre et à expliquer un autre.
Choisir ensuite comme je l’ai fait d’être à l’écoute de ceux qui sont blessés, parfois brisés par une histoire et ses effets dans leur vie exige me semble-t-il de soutenir avec l’autre et parfois pour l’autre, du moins le temps qu’il lui faut, « le risque de vivre c’est-à-dire le risque énorme d’être un homme ou une femme, un humain ». Le risque de vivre contient en lui celui de mourir, mais aussi de souffrir avec parfois l’effroi d’en être anéanti. « L’existence est un risque » écrit le philosophe Paul Ricoeur[2]. Ecouter, soigner, accompagner est prendre pour soi ce risque en s’exposant aux souffrances d’un autre. Certains y sont préparés par la psychanalyse, d’autres par d’autres voies. Mais pour chacun tenter d’échapper à ce risque est tenter d’échapper à la sollicitude pour autrui, à notre responsabilité devant l’autre. Aucune loi ne peut ni ne doit nous décharger de ce risque d’exister jusque dans la sollicitude pour un autre, et cela peut passer par l’épreuve de l’impensable pour soi et pour l’autre, l’impensable de la mort ; car comment penser ce dernier mourir auquel aucun de nous ne pourra échapper qui est mourir à son propre corps ? C’est bien du corps dont il s’agit, et non d’un organisme vivant. Notre corps, le corps d’un autre, quelqu’un éprouvé par le vivre et le mourir.
Je conclurai cette première partie en disant que la psychanalyse m’a appris à ne pas prendre un autre au piège de son discours, à ne pas prendre ce qu’il dit à la lettre, mais à prendre le temps avec lui ou pour lui des mots pour dire et le temps de l’interprétation, source de sens. L’engagement est du côté de la question de la liberté du dire du patient comme du dire du thérapeute, dans lequel le thérapeute ne prend pas le pouvoir mais donne du pouvoir à l’autre[3], le pouvoir de dire.
Ce temps d’écoute et de présence à l’autre conditionne la manière dont nous comprenons une situation existentielle et la manière dont nous prenons nos décisions.
La psychanalyse pose aussi la question du statut de la loi. Ce sera le second temps de mon exposé. Quel est le statut de la loi et comment nous comprendre dans notre rapport à elle ? Ces questions ont des conséquences sur notre agir, nos choix, les décisions qui nous engagent et engagent parfois la vie d’un autre. Elles ne peuvent à mon avis être posées dans tout leur déploiement sans tenir compte de la dimension de l’inconscient toujours à l’œuvre en nous et entre nous, un inconscient structuré comme un langage, comme nous l’a enseigné le psychanalyste Jacques Lacan.
Cette réalité de l’inconscient est au centre de mon analyse de la loi, de l’éthique et de la question du sujet, au centre de mon exposé. Elle n’est pas seulement hypothèse théorique mais expérience, une expérience qui donne à la parole un autre statut que d’être seulement outil de communication, une expérience qui prend en compte non pas seulement le contenu de ce qui est dit, mais celui qui le dit, à l’écoute de la manière dont il le dit, de ce qu’il tente de dire de lui-même au travers du contenu. Au cœur de notre question d’aujourd’hui c’est bien la question du statut de la parole et du langage qui se pose.
La loi qui organise notre monde est elle aussi dans l’ordre du langage. Par le fait qu’elle soit dite, écrite, tissée de mots elle dit que l’univers pour être habité par l’humain, pour être humanisé doit être parlé, interprété, nourri de sens, lu.
Nos lois actuelles recouvrent une loi plus ancienne, celle portée par des textes fondateurs comme la Bible : « Tu ne tueras pas » est un commandement universel et moral, il dit ce qu’il ne faut pas faire, reconnaissant la possibilité en chacun de tuer la vie, celle de l’autre, la sienne (sinon pourquoi en énoncer l’interdit ?). Ce commandement pose d’abord ce qui est transgression. Il est universel, donc anonyme, mais au cœur de cet universel anonyme, ce commandement introduit déjà la dimension du singulier par le pronom personnel « Tu ». Toute parole de loi est une parole adressée, un inter-dit, un dire entre nous qui nous convoque, nous reconnaît puisqu’il s’adresse à nous et dont nous avons à répondre en notre nom. Comment en répondre de nos jours ? Garder en soi ces paroles c’est ne jamais consentir à banaliser tout geste qui porte atteinte à la vie d’un autre, à la sienne. Cela responsabilise, quelque soit notre âge et notre situation, notre rapport à notre corps, au corps de l’autre, à la vie, sans pour autant nous asservir et nous dispenser d’un travail de juste critique.
C’est ainsi qu’une loi nous institue dans notre humanité. Nul n’est maître de la loi, pas même le législateur. Elle est ce tiers constitutif entre nous, qui pose des limites à nos pulsions, à ce qui nous pousse à agir sans que nous en comprenions le sens. La loi construit ces repères à notre agir d’autant plus indispensables que nous avons à faire à des situations de plus en plus complexes dans notre monde aujourd’hui et elle pose une limite à notre démesure dont la cause est bien souvent la méconnaissance des racines inconscientes de nos motivations.
Pour mieux faire entendre les effets, parfois tragiques, de cette méconnaissance de nous-mêmes, je vous propose de nous tourner vers une autre culture que la notre, aussi lointaine soit-elle, pour mieux nous comprendre dans cet écart. C’est vers la Grèce ancienne et ses héros tragiques que je me tourne non pour mettre l’accent sur le tragique et sur le malheur, mais pour nous rappeler, à nous les héritiers du siècle des Lumières, que la Raison n’est pas seul maître à bord, que tout n’est pas mesurable, quantifiable, et maîtrisable en matière d’humanité. Le héros grec nous rappelle une vérité sur l’humain, un humain toujours divisé en soi, qui ne sait pas ce qui le conduit dans ses choix, un humain opaque à lui-même.
Je vais donc prendre le temps de vous raconter une histoire, l’histoire d’Œdipe. Mais je ne vais pas vous parler de l’Œdipe de Freud, car Freud a construit son propre Oedipe à l’écoute de la vie psychique de ses patients et de la sienne. Non, je vais vous raconter l’histoire de l’Œdipe de Sophocle. L’helléniste et anthropologue Jean Pierre Vernant [4] écrit que réduire la tragédie d’Œdipe au seul complexe d’Œdipe est un contresens. Retenons que la tragédie ouvre à différentes lectures. Certes, dans la tragédie de Sophocle [5] Oedipe a tué son père et épousé sa mère, mais il n’était ni rival ni jaloux de son père qu’il ne connaissait pas, ayant été abandonné dès le plus jeune âge, exposé dans la montagne à la merci des bêtes sauvages pour déjouer un oracle de Delphes annonçant qu’il deviendrait l’assassin de son père ; il ne désirait pas sa mère qu’il ne connaissait pas non plus, mais elle lui a été promise comme à tout homme capable de résoudre l’énigme du terrible monstre ailé, la Sphinge, qui dévorait tous ceux qui ne parvenaient pas à répondre à son énigme. Quelle était cette énigme ? « Quel est l’être qui est à la fois et en même temps (ces derniers mots sont essentiels) à deux, à trois et quatre pieds ? » Œdipe, le déchiffreur d’énigme, répondra « l’homme ». Il répond juste, il a raison sans avoir conscience que dans la réponse c’est de lui dont il s’agit, il répond sans savoir qu’il est le tragique de celui qui est en même temps et tout à la fois, l’enfant, l’adulte, le vieillard ; Œdipe ne réalise pas que c’est de lui dont il s’agit, lui [6] qui sans le savoir va confondre les générations devenant l’époux de sa mère et le frère de ses enfants. Comme tout humain, Oedipe est déjà pris dans une histoire dont le sens lui échappe et qui apparaît alors comme destin inéluctable, une malédiction tant qu’elle ne sera pas lue, déchiffrée à la lumière du présent. Mais Œdipe n’est pas un homme passif, résigné. Œdipe est celui qui veut savoir et il ira lui aussi consulter l’Oracle de Delphes en son temps. Œdipe est celui qui ne met pas en doute ses interprétations. Il ne prend pas le temps de la lecture. Il colle à la parole de l’Oracle, comme aujourd’hui certains d’entre nous peuvent coller à la parole d’une voyante ou d’un psychanalyste qui se prend pour le « sujet supposé savoir » ! Il ne prend pas le temps de l’analyse, du discernement. Avec Œdipe, écrit Jean Pierre Vernant, nous touchons à une position idéalisée du langage comme si les paroles échangées entre nous étaient sans ombre, sans ambiguïté, chacun parlant la même langue, donnant aux mots le même sens, comme si il y avait qu’une seule manière de comprendre et de répondre. Œdipe ne pose pas l’hypothèse d’une pluralité d’interprétations de l’oracle de Delphes qui l’a mis en route et notamment sur la route de son père, il ne se pose pas la question d’une pluralité d’interprétations de l’énigme de la Sphinge, dont la résolution va le conduire dans le lit de sa mère, c’est-à-dire dans des places que justement il tentait de fuir. Œdipe est ce héros qui se trouve pris au mot, un mot qui se retourne contre lui, lui apportant l’amère expérience d’un autre sens, un sens dont il ne s’est pas donné les moyens et le temps. C’est dans l’échec de ses certitudes et la souffrance que se formera la vraie sagesse d’Œdipe.
Et il me semble que la démesure de nos temps actuels, notre hubris pour le dire en grec, est du même ordre, dans le refus de la prise en compte de l’inconscient, la manière dont sa réalité est le plus souvent tournée en dérision ; cette démesure prend la forme d’une croyance en une auto- transparence, une adéquation à nous même, un état de non contradiction intérieur. Or cette ambiguïté du langage et la tension intérieure qu’elle suscite est notre condition même, elle est notre condition humaine car elle est liée au fait même que nous parlons, que nous sommes depuis toujours pris dans le langage. L’inconscient est structuré comme un langage, ai-je dit. Ca parle en nous. Et à ne croire qu’en nos capacités cognitives, nous risquons fort de découvrir que nous ignorons les effets véritables de nos actes, effets de sens qui alors nous dépassent, nous échappent. Là où nous voulions le bien pour l’autre nous découvrons que nos actions font mal et se retournent contre nous. Aucune loi ne nous préservera de l’ambiguïté inhérente à la structure du langage, créant des zones d’incompréhension, d’opacité, d’incommunicabilité entre nous. Mais paradoxalement, c’est dans cet écart d’opacité, de malentendus que la parole entre nous devient possible, que cela vaut la peine que nous nous parlions vraiment, pour nous rejoindre au lieu même de notre différence dans la traversée de nos malentendus. Nous ne devons pas ignorer que le malentendu est effet du langage et que le pire entre nous est de prétendre comprendre l’autre dans l’immédiateté d’une évidence.
Le tort d’Œdipe, écrit Jean Pierre Vernant, est d’être resté, du début jusqu’à la fin, le même. Il ne doute pas. Nous hésitons à lui imputer une faute morale : Il ne savait pas ce qu’il faisait. Œdipe ne demande l’aide de personne. Il agit dans la prétention du « moi tout seul », un « moi tout seul » que j’entends en écho à notre individualisme moderne mais aussi au tragique de sa solitude. « Œdipe ne sait pas encore qu’il constitue pour lui-même une énigme dont il ne devinera le sens qu’en se découvrant en tout point le contraire de ce qu’il croyait être, de ce qu’il paraissait être »[7]. Bien souvent nous ne voyons pas comme Œdipe ce qui crève les yeux. Mais c’est en reconnaissant la possibilité de cet aveuglément et en travaillant à son analyse, travail de discernement que nous pouvons aller vers plus de clairvoyance et de justesse dans nos décisions. Le tragique d’Œdipe, notre tragique, est le tragique de la non reconnaissance de l’ambiguïté toujours à l’œuvre en nous et entre nous.
Pourquoi est-ce que je vous raconte cela aujourd’hui ? Parce que je crois que nous pouvons nous tromper, être dupes en demandant des lois qui seraient non contradictoires pour échapper à ce qui est notre condition d’humain, l’ambiguïté du langage. Dans cette compréhension de l’humain que je vous propose, écouter n’est pas prendre l’autre au mot, à ses propres mots ; c’est ne pas oublier que celui ou celle qui vous parle constitue pour lui-même une énigme. Il laisse entendre tout autre chose que ce qu’il croit dire. Il a besoin d’être écouté et accueilli dans ses contradictions pour s’engager dans une décision et en soutenir le choix. La pratique de la psychanalyse m’a appris que toute interprétation à l’écoute d’un autre est d’abord une proposition[8]. Il est seul à pouvoir dire si elle fait sens pour lui ou pas. Ainsi, « vouloir mourir » peut faire entendre, chez certains, la capacité à accepter que le chemin finisse, mais chez d’autres, un « vouloir se donner la mort » qui n’est pas mourir mais se détruire, portant dans le malentendu l’aveu d’une solitude désespérée et l’appel à la sollicitude d’un autre. Notre question ne devrait pas être « à quoi répondre » mais « à qui répondre et comment répondre? »
Car que pouvons-nous savoir de ce qui est insupportable pour l’autre ? Que pouvons-nous savoir de ce qui fait la valeur de sa vie ? Cette question ouvre pour nous le temps de la tâche éthique. Ce sera le troisième temps de mon exposé.
En effet, la loi a sa limite, celle d’écraser l’altérité, la spécificité de l’autre et de soi, la particularité de la relation à un autre, du contexte, d’une histoire.
Il me semble donc important de faire la différence entre loi, morale, éthique. La loi pose des limites et des repères, elle dit « quoi faire » et « quoi ne pas faire ». La morale est davantage que l’éthique du côté « des normes universalisables, assurant l’intégrité de la personne, considérée surtout dans son autonomie ». Le point de vue de l’éthique est aussi le vivre ensemble, mais la personne est envisagée non seulement dans son autonomie mais aussi dans une solidarité, dans sa dimension relationnelle. Ainsi, plus que la morale l’éthique pense le particulier [9]. La tâche éthique est de consentir au travail ouvert par ces questions qui nous convoquent au-delà de nos convictions et de nos certitudes, nous interrogeant sur notre prétention à savoir ce qui serait le bien de l’autre. L’éthique nous interpelle D’où parlons-nous ? D’où obéissons-nous ? Faut-il ou pas obéir à la loi ? Car l’obéissance peut être irresponsabilité dans certains cas, elle peut être choix éthique dans d’autres. Je ne dis pas que l’éthique renverse les lois écrites ou dites, mais elle rappelle que toute loi, à moins de devenir perverse, est à interpréter dans la singularité d’une situation, l’histoire de quelqu’un. Par ailleurs, notre compréhension de ce qui serait une « bonne » loi n’est pas séparée de nos présupposés anthropologiques. Elle ne sera pas la même si nous pensons l’homme comme maître de sa vie, une vie qui ne serait que fondée sur la raison et son objectivité, ou si, comme je vous le propose, nous pensons l’homme comme se révélant à lui-même dans la rencontre, dans l’acte même d’une parole partagée. Dans cette approche, L’homme n’est pas un être qui se fait lui-même mais un être qui se reçoit d’un autre. L’altérité nous fonde.
Pour le juriste Pierre Legendre [10] la loi ne peut être là pour servir une volonté d’ignorer la complexité des situations, et j’ajouterai, une volonté d’ignorer l’ambiguïté du langage, l’ambiguïté des humains que nous sommes. Le pire, écrit-il, serait le règne d’une pensée normative dans le confort des certitudes et des évidences qui n’interrogent plus. Tuer la Sphinge à nouveau, répéter le tragique d’Œdipe, serait nous maintenir dans la prétention d’un savoir évident sur nous même et sur un autre. Ce serait vouloir faire l’impasse sur l’épreuve du doute.
Or imposer des certitudes dans l’espoir d’échapper au doute, au tourment de la quête de sens serait poursuivre le projet fou de « libérer l’humain de l’humain » écrit Pierre Legendre.
Loi et éthique devraient nous préserver de ce projet fou. L’une, la loi, a pour visée, du moins est-ce mon espérance, d’instaurer des institutions justes, l’autre, l’éthique, en appelle à la responsabilité de chacun en lien avec d’autres[11].
J’ajouterai que penser, comme je l’ai fait tout au long de cet exposé, le sujet comme se révélant dans l’acte même de sa parole reçue, écoutée, reconnue par un autre dans la rencontre est rappeler que la parole n’est pas seulement consolation mais qu’elle est plus fondamentalement la condition du sujet, un sujet qui ne peut advenir dans un face à face avec lui-même, dans une auto analyse ou un monologue intérieur, mais seulement devant un autre, dans la rencontre.
Je conclurai en disant ceci : Une loi, pour être une loi juste, doit donc rester ouverte à la tâche éthique, elle ne doit pas nous dispenser de l’épreuve du tourment, du doute et des incertitudes sur le juste agir. C’est la condition pour découvrir un plus de vie dans un plus de sens. Crise, doute et tourment sont le prix à payer pour aller vers le plus humain en nous, cette capacité à être avec et pour autrui, à en prendre le temps et le risque et en découvrir parfois la joie, jusque dans l’épreuve du mourir d’un autre. Et cela n’a pas de prix quelque en soit le coût. C’est une valeur inestimable. Celle de notre dignité d’humain.
Je vous remercie pour votre attention.
Dominique Gauch
Paris, Mai 2007
[1] (Mme) Dominique Gauch est psychanalyste à Paris. Ce texte était destiné à être dit. Nous en gardons tout le caractère d’oralité.
[2] Je fais tout spécialement référence à une interview de Paul Ricoeur dans le Monde, peu de temps avant sa mort.
[3] M.J.Mondzain, in Colloque « Féminin…Filiations », p.51
[4] Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, « Œdipe et ses mythes », Edition complexes, Paris, 1988.
[5] Nous refusons dans tous les cas une lecture psychologisante de cette tragédie.
[6] Lui qui sera conduit par son désir incestueux. Ce qui est catastrophique n’est pas de désirer, n’est pas le fantasme mais sa réalisation, la réalisation du désir incestueux, toujours associé au meurtre du rival.
[7] Ibid p.27
[8] Possibilité d’une vignette clinique.
[9] Je dois l’énonciation de cette différence entre morale et éthique à Paul Beauchamp, « Conférences », Editions du Centre Sèvres, Paris, 2004, p.37
[10] Pierre Legendre, « L’inestimable objet de la transmission », Editions Fayard, 2004
[11] Voir aussi Paul Ricoeur, « Soi-même comme un autre », Editions du Seuil, 1990, p 199 à 278.