Entre le tout et le rien : l’épreuve du désespoir.
Mon intervention ne peut être en complément des précédentes interventions, car je ne suis pas une spécialiste de l’addictologie, de plus, je n’ai pas été invitée à parler à ce titre. Je choisis donc de parler à partir d’un autre versant, celui du sujet aux prises avec la difficulté de l’exister. Or, selon ma propre expérience d’exercice de la psychanalyse en libéral, je pense que le cadre de la relation transférentielle qui est ainsi offert est trop fragile pour contenir la flambée des pulsions de mort à l’œuvre dans de telles pathologies ainsi que la séduction proprement machiavélique de leur jouissance. Pour de tels patients, nous pourrions nous inspirer de la conception de la thérapie institutionnelle telle que l’a défendue Jean Oury, lorsqu’il insistait sur l’importance d’un maillage transférentiel, un maillage de transfert sur différentes personnes qui puisse les tenir et les contenir lorsque l’addiction triomphe et qu’elle défait le tissage des liens commencé. J’ai toujours souhaité, pour ma part, suivre certains de ces patients en travaillant en étroite collaboration avec d’autres, parents, parfois, mais surtout, psychiatre, mais, dans le contexte d’un travail en libéral, une telle collaboration reste fragile dans la durée, chacun restant absorbé par sa propre activité.
Toujours est-il que je me souviens d’un patient abandonné au pouvoir de l’alcool, sincèrement investi dans un travail avec moi, mais qui disparaissait périodiquement, buvant, sans soif et sans repos, pendant 48 à 72 heures d’affilée, à corps perdu, jusqu’à être complètement ruiné. Du coup il n’avait plus l’argent pour payer ses séances et, disait-il, il ne voulait pas être en dette vis-à-vis de moi. Notre travail s’interrompait un, deux mois, le temps qu’il se refasse financièrement, défaisant tel Pénélope ce qui avait été difficilement tissé précédemment. Je me suis dit, dans l’après, que cette dignité de ne pas être den dette vis-à-vis de moi, menaçait tout autant notre travail que l’attrait de l’alcool, car au fond ne disait-il qu’il lui était préférable de dépendre d’un produit, fusse-t-il destructeur, que de faire confiance à une autre. Il choisissait d’être fidèle à l’appel de l’alcool plutôt que d’investir dans un lien de confiance et d’attachement affectif, dont il avait l’intuition qu’il portait en lui la possibilité de le sevrer sur le plan de sa jouissance. En effet, le transfert est toujours amour de transfert, et sans être un produit de substitution, il est un processus de sevrage d’une part de la jouissance, celle qui, dans l’excès, en fait une jouissance mortifère. Mais pour cela, il importe que l’analyste tienne sa place, qu’il n’exerce pas son pouvoir de séduction dans sa manière d’accueillir, de regarder, le ton de sa voix, un trop ou un pas assez de douceur, trop d’empathie ou trop de froideur qui pourrait verser du côté du sadisme... Cela relève du travail nécessaire d’autocritique de sa propre pratique par le psychanalyste.
Je dirai, pour ma part, que le véritable enjeu du pouvoir du produit d’addiction, qu’il soit l’alcool, la drogue ou les jeux vidéo, est d’offrir la possibilité de une fuir devant le risque du lien à l’autre, devant la peur, voire la terreur, d’être à nouveau trahi par l’abandon ou l’emprise séductrice. Mieux vaut alors, pour eux, fuir dans l’excès des sensations, du divertissement, du virtuel, soit dans l’illimité des désirs. Mieux vaut un imaginaire livré à sa folie, un corps livré aux sensations et une jouissance qui choisit l’anéantissement et la dissolution de soi, plutôt que de prendre le risque de l’amour, fusse-t-il amour de transfert, c’est-à-dire le risque du manque, de l’absence, de la solitude, le risque de souffrir, risque que tout lien porte en lui.
Je me souviens d’un autre patient, c’est lui qui m’a inspiré le thème de ma conférence et son titre. Il s’agit d’un jeune homme piégé dans une addiction aux jeux vidéo. Il avait réussi des concours difficiles, il avait commencé des études brillantes, mais peu à peu, il s’est retiré du monde, s’est enfermé dans sa chambre, jouant la nuit et le jour quand il ne dormait pas, ne sortant même plus pour faire ses courses car chacun le sait, il est si facile de commander une pizza ou un hamburger par internet ! Aliéné à l’écran de son ordinateur, en lien avec des amis qu’il ne rencontrait jamais en chair et en os, ce jeune homme s’était retiré de tout mouvement de vie réelle. Il prenait en épaisseur ce que sa vie perdait en profondeur et vérité.
Un jour il dit cette phrase que je n’ai plus jamais oubliée : « impossible de vivre, impossible de ne pas vivre », soit deux propositions juxtaposées, non articulées l’une à l’autre. Phrase paradoxale par excellence, car les deux propositions sont juxtaposées l’une à l’autre, elles ne se conflictualisent pas ce qui aurait été un immense progrès psychique. Cette phrase se fait à mon sens l’écho d’une injonction paradoxale intérieure qu’il ait impossible de fuir parce qu’elle est intérieure, si ce n’est en s’abrutissant, en se soûlant à de faux suspens, de fausses émotions, de faux succès, mais qui ont la qualité de leur intensité et surtout, de leur non engagement existentiel. « Impossible de vivre, impossible de ne pas vivre » est pourtant une phrase d’une incroyable vérité existentielle. Ce que ce patient disait, sans même le savoir, était l’immense douleur d’être déchiré entre deux mouvements qui ne sont pas encore contradictoires, conflictuels, mais qui s’ignorent l’un l’autre, étouffant en lui toute forme d’élan de vie. Je pense que les patients dont nous parlons ici, sont bien souvent des personnes d’une grande sensibilité, même si cette sensibilité est écrasée sous le poids de destructivité de nombreuses années de consommation. Ces patients sont ouverts, sans même le savoir, à une intelligence profonde de ce qu’est l’enjeu d’une existence humaine, de sa complexité, de l’immensité de son effort dans la nécessaire traversée de son désespoir. Ils ont l’intuition de ce que Feud appelait vérité, mais ils n’en font rien pour eux-mêmes. C’est dans une de ses Nouvelles Conférences de 1930, que Freud écrit : certes la psychanalyse est une thérapie mais ce que je désire surtout vous laisser en héritage sont ces lumières qu’elle apporte sur l’homme, sur la vérité de son être. C’est aussi pourquoi je pense que la psychanalyse ne peut être un métier comme les autres, certes elle exige des compétences cliniques et théoriques, mais, je pense, qu’elle ne peut dispenser le psychanalyste de s’engager dans sa propre tâche d’existant. C’est aussi pourquoi, il m’a fallu des années pour comprendre, discerner et nommer la singularité de ma propre expérience en psychanalyse. Celle-ci s’est cherchée, organisée, construite autour de l’articulation entre expérience et pensée psychanalytiques d’une part et expérience existentielle et pensée existentielle, d’autre part. J’appelle pensée existentielle, une pensée qui n’appartient à aucun système de pensée, elle n’est ni l’existentialisme, ni le structuralisme, ni la phénoménologie, elle ne se suffit pas des concepts mais elle naît de l’existence même, et non des idées sur l’existence, d’une philosophie de l’existence, elle se forme là où le sujet souffre, gémit, crie parfois sa douleur. C’est alors comprendre le mot expérience selon son étymologie, qui selon la racine latine, experiri, signifie une épreuve, une traversée qui n’est pas sans périls ni sans danger. Une traversée qui ne fait pas l’impasse sur le désespoir. Il est long le chemin pour pouvoir se comprendre, s’accepter tout à la fois inscrit dans le temps, dans ses limites, soit dans le fini et en même temps porté par un désir qui ne peut se contenter de réponses raisonnables, qui ne peut rester vivant qu’en ayant soif d’infini, d’ailleurs, d’impensable.
Il est long le temps pour se comprendre et s’accepter comme constitué d’un paradoxe, c’est-à-dire de la tension entre deux termes irréductibles l’un à l’autre, le fini de notre réalité temporelle et l’infini de nos secrètes aspirations. Un paradoxe constitutif d’une subjectivité et qui ne peut s’installer que dans la traversée d’un long et profond et désespérant conflit entre ces deux termes. Une tension dont la paix n’est pas la synthèse, celle-ci est impossible, mais la capacité de soutenir afin d’en vivre, l’écart entre ces deux termes irréductibles l’un à l’autre, là où l’injonction paradoxale tente le clivage pour échapper au désespoir du conflit et de la contradiction intérieure. Qu’il est long et difficile le temps pour traverser le désespoir et devenir ce « Je » unique, constitué de la tension entre deux termes, le fini et l’infini, la réalité et l’impensé du désir. Ce chemin est difficile car il ne peut faire l’impasse sur une descente, parfois même une plongée dans le désespoir. Il est bien important de descendre que de monter vers le sublime, écrit Victor Hugo dans Le Promontoire du songe. Mais descendre en ces profondeurs est dangereux, et il nous recommande de nous charger de connaissance humaine avant que de nous aventurer en ces lieux, car en ces lieux de profondeur, écrit-il, « il peut y avoir des coups de grisou ».
Nos patients, plus encore que nous parfois, ont l’intuition de cette nécessaire descente et de son danger. Pourtant, ils n’en savent pas encore le prix de la solitude et d’incompréhension en soi et autour de soi, alors que de nos jours, l’immédiateté impose sa loi et que la majorité ne prend au sérieux que ce qui peut être justifié, prouvé, objectivé.
Pour rester dans mon propre domaine, qui est celui de la psychanalyse, il me semble important de rappeler que le secret du travail psychanalytique est le transfert, soit les effets thérapeutiques du lien à l’autre, de la rencontre de deux inconscients, dans des conditions bien particulières. Certes, Freud n’a eu de cesse de faire reconnaître la psychanalyse comme science parmi les sciences, du moins parmi les sciences humaines, d’exiger d’elle de la rigueur dans ses observations et sa conceptualisation de la vie de l’âme, mais, je pense, pour ma part, et peut-être même contre Freud que son véritable génie a été de faire de la question de l’amour de transfert le levier de la technique psychanalytique. Cela est une manière de rappeler que l’amour et le poids de désespoir qu’il porte immanquablement en lui sont au fondement de la vie humaine.
Je pense que les effets d’une thérapie, quelque qu’elle soit, dépendent de la capacité du thérapeute à entendre l’addiction comme le gémissement, parfois le cri muet d’un sujet affolé devant la tâche de l’exister, entendre la maladie psychique comme l’appel De Profundis d’un sujet affronté au désespoir de l’existence, à la peur de bordurer la folie, mais aussi la peur devant la liberté de devenir soi. Je pense que nos malades font entendre, à grand bruit certes par leur pathologie, ce qui se dit en chacun de nous, le plus souvent étouffé, nié, dénié, à savoir, la peur de l’incertain, l’effroi devant l’inconnu de notre devenir, devant la réalité du mal et de la mort, soit devant notre condition humaine et sa vulnérabilité.
Je ne vous donnerai donc aucune recette clinique. Je n’en ai pas. Cependant, je sais la peur devant l’énigme que l‘on est à soi-même, le désarroi et son désespoir. Je me propose de vous donner les quelques repères que j’ai pu poser au cours de ma propre recherche sur ce difficile chemin vers soi.
Mon hypothèse est que l’addiction est une forme donnée au refus qui nous constitue tous, avec plus ou moins d’intensité. Refus de se risquer à ce devenir soi, par peur, ai-je dit, mais plus profondément, par haine de l’existence, un refus qui, dans l’addiction, se révèle sous sa forme paradoxale - refus d’entrer dans cette tâche de l’existant et en même temps, refus de prendre place dans un monde qui ne prend pas cette tâche au sérieux. Refus de s’adapter au monde tel qu’il est, trop souvent méprisant de la poétique de l’humain et refus de s’en différencier en ayant le courage de creuser son propre chemin. Et voilà le sujet écartelé, déchiré, entre deux horizons de sagesse, d’une part, la résignation, l’inscrivant à la loi du désir et de ses interdits, aux limites que pose la réalité des autres et du monde, et, d’autre part, l’irrésignation, qui laisse le désir ouvert à l’inattendu, l’inespéré, l’impossible. Mais de peur de faire naufrage, ces patients s’accrochent désespérément à l’objet de leur addiction qu’ils prennent pour le « tout ».
Or, choisir le « tout », dans l’illusion d’éteindre la soif inapaisable du désir de vivre et d’aimer, choisir l’illusion de ce « tout » pour se préserver du « rien », c’est-à-dire du manque, du creux en soi qui fait place à l’autre, telle est leur funeste méprise.
Entre l’illusion d’un « tout », qui préserverait de la vulnérabilité du désir dans son rapport au désir d’un autre, et la peur du « rien », du manque, qui expose à cette vulnérabilité, l’épreuve est en effet celle du désespoir.
Mon hypothèse est que le sujet pris dans une addiction se cramponne au bord de ce qu’il ressent comme un gouffre, un abîme. Pour lui, lâcher l’objet follement investi serait comme être lâché soi-même, sombrer dans cet abîme. Mais il ne comprend pas que pour la vie psychique, la peur de l’abîme n’est pas la véritable perdition, mais que la perdition est l’illusion du plein. Il ne comprend pas que pour la vie de l’âme, ce n’est pas le vide qui est dangereux, mais le plein, et il choisit, inconsciemment, de s’épuiser dans la tentative de restaurer une illusoire complétude narcissique avec son pauvre objet.
Or, je reste persuadée que plus que d’autres, ce patient a l’intuition du sens subjectif de la perte qui entame le tout, mais en même temps, il en redoute l’épreuve, pour finalement lui tourner le dos, la fuir, et s’installer dans une obstination dont il retourne la férocité contre lui et son entourage.
Mon hypothèse est aussi que l’addiction serait là pour lutter contre le mal mélancolique, sa morosité, son ennui, le sentiment d’être posé à côté de la vie. L’objet addictif, éperdument investi, préserverait des effets du refus de perdre, car telle est la pathologie mélancolique. Mais en réalité, l’objet addictif, exerçant une irrésistible attraction sur toutes les forces psychiques, devient à son tour la cause d’un désintérêt pour d’autres lieux du monde. L’addiction ne guérit pas du mal mélancolique, bien au contraire, elle l’amplifie.
Mais il est vrai que lâcher le produit de l’addiction et traverser une mélancolie jusque là masquée est d’une grande exigence psychique, et peu s’y risquent. Une telle descente n’est possible que dans la rencontre de témoins, en chair et en os, mais aussi, de ces pionniers que sont certains poètes, parmi les plus grands, et penseurs existentiels, eux qui ont l’incroyable courage et génie de descendre loin en eux pour trouver les mots justes, et nous les offrir afin que nous en tirions profit pour nous-mêmes. Et un jour, peut-être, deviendrons-nous capables de comprendre qu’en ces lieux se perdre est la condition pour se retrouver, autrement.
Ainsi, la désespérance qui fait le fond de l’addiction comme de la mélancolie n’est pas simplement un affect, mais elle est la condition même de l’humain en nous. C’est pourquoi, la pensée du philosophe danois, Sören Kierkegaard, qui vécut dans la première moitié du XIX siècle, nous est d’une grande actualité. J’avoue que son Traité du désespoir m’a longtemps désespérée. Ce texte a longtemps éveillé en moi la peur d’être entraînée à la suite du philosophe dans une redoutable humeur noire. Il m’a fallu de nombreuses années pour en comprendre le courage et le message d’espérance. Car, il ne s’agit plus avec Kierkegaard de cultiver le tragique mélancolique comme le fait l’addiction, mais de le métamorphoser en chemin de vie. Cette métamorphose, ce retournement du désespoir en espérance, et du malheur en courage d’être, je l’appelle « sublimation ». Il y a deux manières de comprendre le concept de sublimation, deux mouvements aussi, inverses l’un de l’autre. La proposition de Freud qui va du plus bas au plus haut, vers le sublime, qui va du sensible, du corporel, là où la pulsion est passionnément enchaînée à l’objet de sa prédilection vers le sublime, l’abstraction, les idées, les idéaux. Mais les penseurs existentiels pensent un autre mouvement, porté par le préfixe « sub » du mot « sublimation », arrachant aux idéaux, aux idées, aux concepts, pour descendre les profondeurs de l’éprouvé corporel et sa plus grande opacité. La sublimation devient traversée du désespoir.
Mais nous sommes nombreux à ignorer que, paradoxalement, comme l’écrit Kierkegaard, « c’est un avantage infini de pouvoir désespérer ». Le désespoir n’est pas un malheur qui nous tombe dessus, écrit-t-il, mais il est en nous, nous couvons le désespoir comme le médecin dit que l’on couve une maladie. Le désespoir est la maladie mortelle, nouée à notre condition humaine, mortelle. Mais cette maladie n’est pas pour la mort, la mort n’en est pas le terme, mais elle est pour la vie, car elle est irrésignation à ce qui est, sans pour autant fuir dans l’illimité des désirs et de leurs fantasmes. En effet, la réalité profonde du désespoir est de ne pouvoir se défaire de soi, de ne pouvoir s’anéantir comme sujet du désir, de ne pouvoir échapper à l’énigme du désir. Et parce que le désir est toujours appel à un autre désir, le désespoir est étroitement lié au mystère de l’altérité, à laquelle nous ne pouvons échapper, ainsi qu’au mystère de l’amour.
Je crois que notre société par ses injonctions paradoxales, encourage et en même temps verrouille cette possibilité de devenir soi. Notre société encourage la liberté d’être, tout en faisant croire que celle-ci va se saisir à moindre frais, dans l’immédiateté. Or, devenir à un coût. Et, l’éviter appauvrit.
Je conclurai par cette citation du poète Rilke, dans La Lettre à un jeune poète :
« L’amour est difficile, écrit-il, l’amour lie un être humain à un autre, c’est là peut-être ce qui nous fut imposé de plus difficile, la tâche suprême, l’épreuve finale, le travail dont tout autre travail n’est que préparation. Mais un apprentissage est toujours une longue période close : ainsi l’amour, pour celui qui aime, demeure longtemps et jusque bien avant dans la vie, une solitude, un être-seul plus intense et plus profond. Aimer, ce n’est rien d’abord de ce qui s’appelle s’épanouir, s’abandonner et s’unir à un autre être. Mais c’est pour l’individu une noble invite à mûrir. » Aimer, vais-je ajouter, c’est consentir au désespoir et à sa traversée, c’est ne pas faire du désespoir, une faiblesse ou un affect, encore moins un concept, mais le comprendre comme la condition du devenir soi, devenir cet unique, seul parmi des seuls.
Il est clair qu’il ne s’agit pas de déclarer à un patient qu’au fond il est désespéré. Nous tomberions dans le domaine de l’interprétation sauvage. Mais penser le désespoir comme condition de notre humanité et le comprendre, avec Kierkegaard, comme une catégorie de la subjectivité, peut aider nos patients à s’en approcher avec moins de peur, les aider à cesser de tenter d’étouffer cet appel à devenir soi par la violence de l’impuissance de l’addiction. Un patient a plus de chance de trouver en lui le courage d’affronter son désespoir et de soutenir l’audace de vivre et d’aimer sans garanti, si le thérapeute ne craint pas pour lui-même d’approcher de ces profondeurs, s’il en sait le sérieux. Car ce que nous apprennent Kierkegaard et Rilke, est que cet appel à être sujet, ce devenir soi, est au prix de la traversée du désespoir mais aussi au risque de l’amour. Pour ces patients piégés dans l’addiction, le désespoir soutient un mauvais exercice de la liberté. Comment les aider à découvrir qu’entrer dans cette noble tâche de mûrir, de devenir une subjectivité, est certes au risque du désespoir mais est le fruit de l’amour, compris comme une force interne, secrète ? Comment ? Si ce n’est en soutenant leur peur et notre peur devant cette tâche existentielle et son exigence psychique, sans perdre de vue son horizon d’espérance. Telle est peut-être notre responsabilité de thérapeute de l’âme.
Dominique Gauch ; Paris Mars 2016.