« Je n’ai jamais cessé d’aimer d’un amour qui cherche à pénétrer le cœur humain où se joue notre véritable destin ». J’ai choisi cette citation de Lou Andreas Salomé en ouverture de mon livre. Lou Andreas Salomé fut l’amie de cœur du poète Rilke, du philosophe à l’âme de poète que fut Nietzsche et elle se forma à la psychanalyse sous la direction de Freud. Lou Andreas Salomé était une femme dont la pensée se tissa entre poésie et psychanalyse, et ce tissage n’est pas indépendant du fait que, pour elle, la question de Dieu restait la plus importante. Elle y reconnaissait l’humain, certes le plus inquiet, parfois le plus infantile, mais surtout le plus émouvant. C’est dire aussi l’indépendance de sa pensée vis-à-vis de la position de Freud, que pourtant elle admirait beaucoup.
Cela n’empêcha pas qu’elle soit fort respectée par celui-ci, leur correspondance en atteste. Lou Andreas Salomé est un exemple célèbre de psychanalyste dont la pensée psychanalytique n’eut pas pour commencement l’étonnement, ouvrant au goût scientifique et philosophique de comprendre, d’analyser et de conceptualiser, mais à la genèse de la pensée de Lou, était la question de l’amour, question qui porte en elle la question de l’autre, de l’altérité.
Or cet autre est aussi le plus sûr chemin vers soi, le plus difficile, c’est vrai et le plus périlleux. Le chemin vers soi est un chemin qui se cherche et se trouve à l’épreuve de l’amour et de l’altérité. Cela les auteurs bibliques le savaient et le véritable génie de Freud, à mon sens, est d’avoir eu cette intuition sous la forme de l’amour de transfert et d’en avoir fait le levier de la technique psychanalytique. Pour être plus exacte c’est une femme, une de ses patientes, Fanny Moser qui le mit sur cette voie, voie sur laquelle l’écoute délogée le médecin de son savoir a priori.
Par ailleurs et sur un autre versant, la question de la foi, la question de Dieu est, elle aussi, celle d’une Altérité qui se donne à entendre, - Écoute Israël – est l’impératif fondamental, mais une Altérité la plus radicale, la plus mystérieuse. Une Altérité par laquelle se creuse la route vers le soi, mais autrement que dans l’analyse de l’inconscient. Et j’ai essayé d’en dire les conditions dans mon livre.
Une pensée, comme celle de Lou, formée à l’épreuve d’un amour qui cherche « à pénétrer le cœur humain où se joue notre véritable destin », est d’abord une pensée affective. Souvent méprisée par les universitaires, la pensée affective n’en est pas moins sérieuse et exigeante. Mais le savoir ne fait pas sa force. Sa richesse vient de la sensibilité du sujet, cette part déjà là chez l’enfant lorsque l’oreille entend ce que la langue ne peut encore dire. « Ne méprisez pas la sensibilité de quelqu’un, écrit Baudelaire, sa sensibilité est son génie ». La sensibilité peut donc se faire intelligence, dans un long et profond travail intérieur. Une intelligence qui ne doit pas faire l’impasse sur un travail conceptuel, analytique, clinique quand il s’agit du psychanalyste, ne serait-ce que pour en reconnaître les limites et en faire une juste critique, car pour le génie qu’est la sensibilité de quelqu’un, ce n’est pas le savoir objectif qui peut prétendre poser la dernière parole sur la vie d’une âme humaine. En dernier ressort, l’âme humaine ne s’explique pas, ne s’analyse pas, contrairement au souhait de Freud et à nos prétentions actuelles, la pensée scientifique ne pourra pas en expliquer le tout. L’avant-dernière parole appartient au poète et la première nous échappera toujours. L’Origine est indicible, elle est comme un abîme qui n’est pas néant mais force d’appel, force d’appel à parler, à chercher, à créer, à nous penser sur les routes de notre destin, sur les routes de l’existence.
La psychanalyse, elle, a pour originalité parmi les sciences, de porter en elle sa propre antinomie entre l’objet de son étude, l’âme, et l’acte d’analyser. Pour cette discipline l’écoute subjective est à la racine de l’acte d’analyser. La psychanalyse n’est pas une chimie mais une alchimie entre deux inconscients. Il y a là donc de l’inobjectivable, précieux, qui dans le cadre analytique se fait amour de transfert. C’est dire que la doctrine ne suffit pas, le psychanalyste est interpellé et sa qualité d’écoute en appelle parfois à plus que sa compétence clinique mais à son propre courage d’être.
Mais pour moi, devenir psychanalyste était répondre aussi d’une autre antinomie, d’une double approche du sujet. Cette double approche n’est pas consensuelle mais conflictuelle, contradictoire. Elle est faite d’une part de l’expérience personnelle de l’inconscient, soit expérience personnelle de la psychanalyse, et d’autre elle prend appui sur une sensibilité poétique, non pas de celle qui se joue des métaphores, mais une sensibilité poétique qui écoute parler en soi le monde de l’autre, le monde des textes poétiques tels que les textes bibliques, le monde des choses, une écoute que je dirai primitive, prélogique et qui peut bouleverser, inquiéter, voire tourmenter. Cette écoute nous fait éprouver que l’âme humaine n’est pas seulement faite pour les zones tempérées des idées claires et logiques adoubées par la raison mais qu’elle a soif d’infini, d’indicible, d’invisible, un infini, un indicible auquel certains donnent le nom de Dieu. Le conflit n’est pas seulement le conflit entre raison et foi, exploré depuis des siècles par les philosophes et les théologiens, mais il met l’équilibre intérieur d’un sujet en péril entre la mesure de la raison et la démesure du désir d’un infini désir. C’est Victor Hugo qui écrit dans Le Promontoire du songe : « Allez au-delà, extravaguez ! (...) Mais sachez que le possible n’aborde pas le réel sans une mystérieuse colère. Abandonner la surface soit pour monter, soit pour descendre est toujours une aventure. La descente surtout est un acte grave. Pindare plane, Lucrèce plonge. Lucrèce est le plus risqué. Il y a plus d’inquiétude parmi les lyriques qui creusent le Moi que parmi les lyriques qui sondent le ciel. Car des sinistres arrivent dans ces profondeurs. Il peut y avoir des coups de grisou. Une précaution est donc nécessaire : s’emplir de science humaine. » Pour certains la psychanalyse y pourvoit.
Ce double chemin intérieur entre les idées claires et logiques qui élargissent la conscience et sauvent du chaos des forces pulsionnelles et une sensibilité ouverte à la démesure, ce double chemin ne relève pas de l’évidence mais il est long, conflictuel, parfois douloureusement contradictoire, dérobant le sol sous les pieds. Il est fait de détours et d’impasses, de rencontres et de découvertes et de beaucoup de solitude. Pour Rimbaud, c’est Baudelaire qui en a été le pionnier et nous savons au prix de quelle solitude, de quelle incompréhension et de quelle lutte intérieure et extérieure : Baudelaire écrivait à sa mère : « Ma chère mère, vous ne pouvez comprendre ce qu’est l’existence d’un poète ». Nous sommes nombreux à être comme la mère de Baudelaire, à ne pouvoir comprendre réellement ce qu’est l’existence d’un poète, lui qui ne peut nier sa soif d’infini. Les penseurs existentiels, tous philosophes mais dont l’âme est celle d’un poète, comprirent, eux, et parfois sans Baudelaire et témoignèrent des effets subjectivant d’une telle sensibilité à la démesure, d’une existence ouverte sur l’infini, ouverte sur le vide, le noir, le nu. Ce furent Kierkegaard en son temps, puis, au siècle suivant, le philosophe russe, Léon Chestov et le poète roumain Benjamin Fondane, tous deux juifs. Ces penseurs n’étaient ni religieux ni mystiques, leur demeure était hors du camp. Et pourtant, pour eux, la question de Dieu était la plus importante, la plus essentielle. Ils luttèrent, en eux-mêmes comme dans le champ social, contre le pouvoir des idées, des idéaux et des jugements a priori qui prétendent détenir les clefs du ciel et des profondeurs.
C’est pourquoi, la préposition « entre » est peut-être le mot le plus important du titre de mon livre. « Entre » psychanalyse et foi, c’est la pensée existentielle qui a fait surface en moi, comme une nouvelle terre où habiter, car elle m’a permis de penser la complexité du sujet humain, pris dans les mailles de son histoire et de la grande Histoire, nous sommes là dans un domaine où la psychanalyse a toute sa place et sa légitimité, mais la pensée existentielle m’a donné le courage aussi d’affirmer le sérieux de la foi, lorsqu’elle est éprouvée comme l’expérience concrète d’un soudain, non décidé, véritable épreuve du réel dont la psychanalyse ne peut rendre compte par ses concepts ni même par sa métapsychologie. Seule la parole poétique, lorsqu’elle ne se fait pas justification esthétique du monde, peut prendre en charge l’impensable d’une telle expérience, son indicible.
Bien évidemment, Freud et Fondane ne furent pas mes seuls auteurs référents. Au commencement ceux qui soutinrent ma recherche, son inquiétude, ses angoisses, furent d’abord Lacan et certains de ses élèves, tout particulièrement Denis Vasse. Mais l’âme humaine n’appartient pas à la géométrie. Il n’y a pas le carré de l’inconscient et à côté, le carré de l’expérience de la foi. Tout se donne dans l’enchevêtrement, dans la confusion des voix, comme un fond énigmatique et mystérieux qui ne cesse de faire appel. Mais comment répondre à cet appel ? Répondre à qui ? Répondre de quoi ? Telle est la question du désir inconscient qui s’impose et guide notre vie le plus souvent à notre insu. Pour ceux qui ne peuvent pas fuir devant ces questions sans se perdre de vue, il n’est possible d’aller vers soi qu’entre crainte et tremblement, car le mur entre le Moi et le Je de la foi n’est pas un mur étanche, loin de là, il est friable, poreux. D’un côté est le Moi qui se pense conscient mais qui n’a pas la maîtrise de sa demeure, les désordres psychiques lui rappellent la réalité de sa part inconsciente, mais il est vrai, cela il veut farouchement l’ignorer dans la volonté de gérer sa vie et de planifier ses motivations, de choisir soigneusement où il pose les pieds. Cela s’appelle la sagesse ou le bon sens. Mais, chez certains, de l’autre côté du mur, habite l’autre de leur Moi, porteur d’une autre expérience, souvent au risque du gouffre et de la folie, car elle désarçonne toutes les bonnes raisons de la raison. Une expérience qui fait trace sous la forme d’une exigence intérieure, plus forte que les intérêts, plus forte que la peur. Elle est éprouvée comme une chose injustifiable devant le tribunal de la raison et qui pourtant se révèle comme le noyau identitaire d’un sujet où se joue son destin le plus authentique. C’est en ce lieu que se pose à certains la question de la foi en un Autre radical, éprouvé comme une absence habitée de présence. Il est cet Autre devant qui Job se tient et existe alors même qu’il a perdu tout ce qui le définissait à ses propres yeux et aux yeux des autres. Le désespoir se fait alors créateur du sujet qui se révèle dans l’aveu de la plus grande vulnérabilité et de la plus grande audace : dans un : « Devant Toi, Je suis ». C’est là, pour moi, la plus radicale des professions de foi.
Or, sans en prendre vraiment conscience, c’est ce « devant Toi, Je suis » et son audace, que la psychanalyse méprise, à la suite de Freud, sous le mépris de la question de Dieu, mépris de ce « Je suis » toujours irréductible à nos concepts. Mais peut-être que ce mépris tente de masquer une peur, c’est du moins l’hypothèse de Benjamin Fondane, peur de cet impensable de l’existence humaine auquel chacun est exposé sans défense et que je nomme, avec mes auteurs, « le réel » ; peur du mystère d’une transcendance lové dans les moindres plis de l’âme humaine. Une peur qui peut se convertir en haine, haine de notre condition humaine la plus vulnérable au surgissement du réel, comme le réel de l’arbitraire, le réel de l’absurde, de la mort, du mal mais aussi le réel de la foi en une Altérité radicale, injustifiable et dont l’existence est impossible à prouver et qui pourtant a des effets concrets dans une vie. C’est là un mystère.
Benjamin Fondane m’a donné l’audace d’une critique de Freud, quand il est l’auteur de L’Avenir d’une illusion. Le risque était grand pour moi, celui de perdre toute légitimité auprès de mes pairs. Pour nombre de mes collègues, la question de Dieu ne peut relever que d’une illusion sans avenir, d’une fiction, d’une douce fantaisie, d’une pensée infantile. De quel droit alors viendrait-elle problématiser le savoir psychanalytique ?
Benjamin Fondane écrit : « Il y a un moment où il faut avoir le courage d’aller sans maître, de ne plus croire personne sur parole et d’aller soi-même sur les lieux. » Mon travail d’écriture fut ma manière d’aller moi-même sur les lieux, de ne plus croire personne sur parole et d’oser faire confiance à mes intuitions et à ma sensibilité, à mon agacement aussi.
Car il était important pour moi d’assumer mon agacement, mon désaccord profond avec Freud et avec ses héritiers, sans couper les liens avec une pensée et une discipline que je m’étais appropriée au prix de beaucoup d’effort, d’investissement et de temps.
Dans son essai, L’Avenir d’une illusion, Freud me semble vraiment de mauvaise foi ; il veut avoir raison jusqu’à se dédire lui-même. Par exemple, quand il écrit : « Si la vérité des doctrines religieuses est dépendante d’une expérience vécue intérieure qui témoigne de cette vérité, que faire des nombreux hommes qui n’ont pas vécu une expérience si rare ? On peut réclamer qu’ils appliquent le don de la raison qui est leur possession mais on ne peut pas édifier un devoir valable pour tous sur un motif qui n’existe que chez un très petit nombre. Si l’un de ces hommes a retiré d’un état extatique qui se saisit de lui jusqu’au tréfonds la conviction inébranlable de la réelle vérité des doctrines religieuses, quelle signification cela a-t-il pour l’autre ? » Pourtant la psychanalyse a, elle aussi, été en ses débuts une expérience de quelques-uns, mais il est vrai que de cette expérience ont été déduites des lois pour tous, alors que l’expérience poétique de la foi ne s’adressera jamais à la masse, au nombre, elle ne relève pas de l’espèce humaine. Elle n’aura pas de public ; mais elle espère des amis. Elle reste l’expérience d’un seul parmi des seuls et c’est pour cela que son caractère n’est pas général mais universel et que contrairement aux doctrines, quelles soient religieuses ou scientifiques, elle ne peut et ne veut se faire devoir pour tous. Elle est irréductiblement singulière. C’est justement pour cela que le mépris des psychanalystes pour la question de la foi joue contre l’intérêt de la psychanalyse elle-même, dans la mesure où son intérêt reste ce qu’il devrait rester, soit « la cause du sujet » et les conditions de son émergence. Freud ne fait pas la différence entre la croyance religieuse, la morale religieuse qui se fait doctrine et église et l’expérience de la foi à la source des textes bibliques. Freud l’écrit, il désirait faire œuvre civilisatrice. Il a reproché à Dostoïevski de ne pas avoir eu cette ambition. Il espérait de toute sa pensée, de toute son âme et de tout son cœur, le progrès de l’espèce humaine et il a vraiment cru que la science le permettrait. Si Freud ne croyait pas en Dieu, il était pourtant croyant, son idéal était la science et la formidable connaissance qu’elle promettait. Freud a heureusement pour lui échapper aux grandes désillusions du XX ième siècle, car nous ne pouvons pas ne pas reconnaître aujourd’hui que comme les religions, la science porte en elle sa propre folie et sa propre destructivité.
Un penseur existentiel, à la suite de Kierkegaard, ne croit pas, lui, au progrès de l’espèce humaine par la culture, par le savoir et par la science, mais il croit en l’Individu, en son devenir singulier, un devenir qui est pour chacun la tâche existentielle la plus difficile et la plus importante et qui relève de notre responsabilité à chacun. Mais une telle pensée n’a jamais fait école. Elle ne peut séduire les foules. Kierkegaard n’eut pas de disciple et si Chestov eut pour seul disciple Benjamin Fondane c’est parce que celui-ci avait véritablement épousé sa question avant même de le rencontrer. Il y a une fraternité de pensée qui se moque du temps et de l’espace, qui est véritablement intemporelle.
Comme la joie et la parole, l’expérience de la foi ne peut que se partager. Le sujet ne se fait pas prosélyte mais témoin. Ce qui semble rien, illusion aux yeux de la raison objective, buée de buée, se révèle dans le concret de la vie du sujet de la foi comme la source d’actes créateurs de vie : un projet politique comme pour Moïse, un poème comme pour le poète du Livre de Job, un récit qui fait universalité comme pour Abraham ou bien encore, pour les hommes et les femmes ordinaires que nous sommes, le courage d’être, de devenir, portés par une confiance sans garanties, au risque du désespoir et de son vertige. Et c’est pourquoi la foi ne relève pas de la part infantile de notre âme, celle qui cherche protection à l’ombre de ses idéaux et de ses objets d’amour, mais la foi s’impose à l’enfance la plus fragile, la plus fêlée parfois, la plus perméable au mystère du monde. Benjamin Fondane écrit dans son livre sur Rimbaud : « Si les poètes avouent d’eux-mêmes n’être dans la famille humaine que des enfants, des gardiens des ténèbres, des primitifs, des êtres pré-logiques, je demande instamment qu’on les croit sur parole. C’est là un mystère, un mystère effrayant, qu’il serait peut-être possible de tirer au clair en leur posant cette autre question : « Mais, êtes-vous bêtes ? »
Le mépris actuel auquel se heurte tout à la fois la psychanalyse et la question de la foi ne signe pas, à mon sens, le progrès de notre humanité mais il humilie le sujet en la vérité de sa quête désirante. Il révèle le refus actuel d’assumer la dimension tragique de l’existence humaine, dimension qui a pourtant permis les œuvres les plus belles et les plus profondes. Et ce refus nous livre à la tiédeur et quand le mal surgit au coin de notre vie, il nous livre à l’horreur. Déjà en 1930 Walter Benjamin nous avertissait : la prolifération des explications loin d’être un progrès est une galvanisation qui s’accompagne d’un appauvrissement de la pensée. Et je crois que nous vivons actuellement sous la menace de cet appauvrissement de la pensée, en l’absence d’une réelle réflexion de ce que porte comme conséquences le refus de l’énigme du désir inconscient et du mystère de la foi. C’est pourquoi je pense que nous avons besoin des penseurs existentiels, eux qui ne cessent de rappeler que la vérité la plus élaborée, les affirmations les plus vérifiées ne sont rien auprès d’une goutte de sang. Eux qui ne cèderont ni sur leur appétit d’amour, au risque parfois d’en désespérer, ni sur leur soif d’infini, d’indicible. Car, ce qui leur importe n’est pas l’espèce humaine, le genre humain mais celui-ci et celle-là. Leur pensée cherche son lecteur, son autre et c’est pourquoi elle peut se faire subjectivante. Si la psychanalyse redonne un corps vivant, parlant, la pensée existentielle, elle, permet le sujet incarné dans la difficile alliance entre la chair et ses appétits et l’esprit et son caprice, lui qui souffle où il veut et quand il veut.
Je vous propose de terminer mon exposé par un poème inédit de Benjamin Fondane.
Mais avant de vous lire ce poème, je crois nécessaire de vous dire quelques mots sur le destin de son auteur. Né en 1898, en Roumanie, à Jassy, dans une famille juive d’érudits et de poètes, Benjamin Fondane émigra en France en 1923 à l’âge de 25 ans par amour pour la littérature française. Il se mariera en 1931 avec une française, Geneviève Tissier, catholique fervente, il obtiendra la naturalisation française et sera mobilisé en 1939, comme tout bon français. Mais il sera trahi par son pays d’adoption, arrêté par la milice française à la solde de la Gestapo parce qu’il était ce qu’il était, juif. Tout d’abord détenu à Drancy avec sa sœur Line, arrêtée en même temps que lui, ses amis écrivains réclameront auprès des autorités françaises qu’il soit libéré. Celles-ci acceptèrent au motif qu’il était marié à une aryenne. Benjamin Fondane mit comme condition que sa sœur soit libérée avec lui. Cela fut refusé. Et c’est le cœur déchiré qu’il refusa sa propre libération. Entre sa sœur, la juive, et sa femme, qualifiée d’aryenne, il choisit d’accompagner la plus vulnérable, la juive. Il sera déporté avec Line en juin 1944 dans l’avant-dernier convoi en partance pour Auschwitz et assassiné dans une chambre à gaz de Birkenau le 3 Octobre 1944. Benjamin Fondane était avant tout poète, il devint philosophe par amitié pour Chestov et pour défendre sa poésie a-t-il écrit.
Ce que je vais vous lire fait partie du poème Philoctète inédit et dont une première version aurait été écrite en 1922. Benjamin Fondane avait alors 24 ans et l’intuition d’un devin et la clairvoyance d’un prophète, un vrai prophète selon la Bible, soit un prophète de malheur, sans illusion, qui affrontera le mal les mains nues et fidèle à ce qui fut la source de sa poésie.
« J’ai souffert et n’ai pas rencontré ton visage
J’ai connu l’injustice – et ne t’ai point trouvé
Les paroles te couvrent comme une paupière lasse
Et tu t’évanouis dans les actes humains
Qui donc es-tu ? réponds !
(...)
Qui est celui qui jugera
Qui est celui qui dans la flamme
Nous apprendra à brûler vifs,
Nous enseignera par la mort,
Le sens obscurci de la vie :
Qui ?
Chacun de nous aura raison –
Car la raison de chaque vie
Est plus forte qu’aucune flamme
Elle vivra dans cette flamme
Plus entêtée que jamais
Et elle dira dans la flamme :
Une vie est plus qu’une raison,
Le sang est plus qu’un théorème
Que vaut-elle la vérité
La plus pure, la plus troublante
Auprès d’une goutte de sang ?
Me voici prête, dira-t-elle :
Voici ma faim, voici ma soif,
Voici mon appétit de chair,
Mais considérez mon angoisse
Et mon besoin d’éternité.
Je vous parlerai simplement
Sans amertume, ni rancune,
Sans poésie,
Mais puisse ma voix déposer
En toi, comme en un verre d’eau,
De grandes branches de lumière.
Benjamin Fondane – Philoctète.